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Comme l’Athéna plongeait vers le soleil d’Ophtéria, qui dévierait le vaisseau vers l’unique planète habitée du système, les passagers se consacraient au rituel des adieux. Cette étrange magie du voyage qui transformait des étrangers en confidents et amants, n’avait rien perdu de sa puissance à l’ère spatiale.
Attendant dans le sas la navette qui les amènerait à la surface, Killashandra se surprit à bavarder avec Corish, cherchant à le persuader qu’ils devaient se revoir et se raconter leurs aventures, qu’ils ne pouvaient pas se séparer comme ça et ne plus se revoir alors qu’ils seraient sur la même planète. Elle voulait savoir ce qu’il advenait de son affaire de famille, et elle espérait pouvoir lui apprendre qu’elle avait réussi à pénétrer la hiérarchie musicale ophtérienne. Bien sûr, ce genre de papotage convenait à son personnage. Ce qui la surprit, c’est qu’elle pensait ce qu’elle disait.
— C’est très gentil de votre part, Killa, dit-il, lui tapotant l’épaule avec une condescendance qui lui fit immédiatement retrouver son véritable caractère.
— Si je n’obtiens pas une place à l’hostellerie du Centre Musical, j’irai à l’hôtel Piper, dit-elle, se débarrassant de la main condescendante en fouillant dans la poche de son sac.
Elle lui tendit la petite carte plastique de l’hôtel, avec ses codes d’unités-comm.
— Le Guide d’Ophtéria affirme qu’ils prennent les messages des visiteurs. Vous pourriez m’y contacter, dit-elle, avec un sourire plein d’espoir. Je sais que nous ne nous reverrons plus quand nous aurons quitté Ophtéria, Corish, mais tant que nous sommes sur la même planète, j’espérais que nous pourrions rester amis.
Elle se tut, baissant la tête et se tamponnant les yeux qui, à point nommé, s’étaient embués de larmes. Elle lui permit un regard sur son visage ému, sans savoir pourquoi elle cherchait à prolonger leur association. Sans doute qu’elle était trop entrée dans la peau de son personnage.
— Je vous promets de vous laisser un message au Piper, Killa.
Lui soulevant le menton de l’index, il la regarda dans les yeux en souriant. Sourire attrayant, pensa Killashandra, mais sans rien de la séduction de Lanzecki. Grâce à cette comparaison, elle parvint à s’arracher quelques larmes de plus.
— Il ne faut pas pleurer, Killa.
À cet instant, la navette cogna contre l’Athéna, et toute conversation devint impossible dans le bruit de l’amarrage et le crescendo excité des adieux. Puis des matelots dirigèrent les passagers vers le côté bâbord du sas. Killashandra se retrouva coincée entre deux gros, et un peu plus séparée de Corish par une bousculade.
— D’où vient le retard ? demanda l’un de ses cousins.
— On charge des caisses, fut la réponse indignée. Elles doivent être importantes ; elles sont couvertes de sceaux et de Scotch.
— Je me plaindrai à mon agent de voyages. Je croyais que cette Ligne donnait la priorité aux personnes sur les marchandises.
Aussi brusquement qu’elle avait commencé, la bousculade cessa et tout le monde s’ébranla vers la rampe d’accès à la navette. Killashandra ne vit pas Corish parmi les passagers déjà assis, mais elle ne put manquer de voir trois grandes boîtes en mousse de plastique, car elles occupaient les trois premières rangées de sièges à tribord.
— Elles doivent avoir une valeur incalculable, dit le premier homme-coussin. Qu’est-ce que ça peut bien être ? Les Ophtériens n’importent pas grand-chose.
— C’est bien vrai, dit son compagnon d’un ton ulcéré. Tiens, ce sont les sceaux de la Ligue Heptite.
Le steward de la navette assignait les sièges sans discussion, remplissant péremptoirement toutes les rangées et reculant à mesure dans l’allée centrale. Il indiqua un fauteuil à Killashandra, et les deux coussins s’assirent docilement dans les deux suivants. Elle aperçut Corish quand il passa près d’elle, mais il se vit désigner un fauteuil de l’autre côté de l’allée.
— Ils ne perdent pas de temps, hein ? dit le premier coussin.
— Ils n’en ont pas à perdre en orbite parabolique, répondit son ami.
— Il ne doit pas y avoir de passagers en partance.
— Sans doute que non. Les Ophtériens ne quittent jamais leur planète, et la saison touristique n’a pas encore commencé.
Un grondement inquiétant monta des plaques du sol et les fit sursauter. Il fut suivi de divers bruits métalliques qui accentuèrent les vibrations sous leurs pieds.
Deux coups sourds signalèrent la fermeture des soutes. Puis Killashandra sentit que l’air se comprimait quand on ferma le sas des passagers. Collée contre la coque, elle entendit le bruit sec des grappins d’amarrage qui se rétractaient et elle était donc préparée à la nausée provoquée par la navette qui tombait en chute libre. Ses compagnons, qui ne s’y attendaient pas, béèrent de terreur, se cramponnant à leurs accoudoirs, et plaqués contre leurs sièges par l’accélération.
Le transfert du croiseur à la surface fut relativement court, mais les voisins de Killashandra ne cessèrent de se plaindre de sa durée et de son inconfort. Killashandra trouva qu’ils se posaient en douceur, mais les deux coussins y trouvèrent également à redire, aussi fut-elle immensément soulagée quand le sas se rouvrit, inondant la navette de l’air pur et frais d’Ophtéria. Elle prit une profonde inspiration, pour se nettoyer les poumons de l’air recyclé de l’Athéna. Malgré toutes les aménités des croiseurs modernes, ils n’avaient pas encore résolu l’éternel problème du recyclage de l’aire sans désodorisants.
À peine les premiers passagers avaient-ils débarqué dans l’aire d’arrivée que les haut-parleurs diffusèrent une annonce enregistrée, débitant le même message dans toutes les langues essentielles de la FMP. Les Autorités Portuaires priaient les voyageurs de préparer leurs papiers. Chacun devait prendre place dans la queue portant la lettre ou le numéro approprié. Les étrangers exigeant une alimentation particulière ou un système de survie spécial étaient priés de contacter un fonctionnaire en uniforme. Les visiteurs ayant des problèmes de santé devaient se présenter, immédiatement après les formalités douanières, au Centre Médical de l’astroport. Le Ministère du Tourisme d’Ophtéria souhaitait de bonnes vacances à tous les visiteurs.
Killashandra s’aperçut qu’elle pourrait présenter discrètement ses papiers, car chaque Inspecteur des Douanes trônait dans une cabine privée ; elle en fut soulagée. Personne dans la queue ne saurait rien de sa véritable identité. Elle regardait tout le temps vers la file d’extrême droite, où Corish aurait dû prendre place, mais elle ne le vit pas tout de suite. Elle l’aperçut seulement au dernier moment, juste avant d’entrer dans la cabine.
Killashandra réprima un sourire malicieux en glissant son poignet et son bracelet d’identité dans la visiplaque. Voyant le sceau de la Ligue Heptite s’afficher sur son écran, l’attitude de l’Inspecteur changea du tout au tout. Pressant un bouton rouge de son terminal d’une main, de l’autre, il lui fit signe d’avancer, et sortit avec elle de la cabine, insistant pour la débarrasser de son carisak.
— S’il vous plaît, pas de vagues, dit Killashandra.
— Gracieuse Ligueuse, commença l’Inspecteur avec effusion, nous étions tellement inquiets. La cabine réservée pour vous sur l’Athéna…
— J’ai voyagé en classe économique.
— Mais vous êtes membre de la Ligue Heptite !
— Il y a des circonstances, Inspecteur, où la discrétion exige l’incognito, dit Killashandra en lui touchant le bras. Voyant les poils de sa main se redresser, elle soupira.
— Oh, je vois, dit-il.
À l’évidence, il ne voyait rien du tout. Machinalement, il lissa ses poils de l’autre main.
Ils étaient arrivés devant une autre porte, qui s’écarta, révélant un comité d’accueil composé de quatre personnes, trois hommes et une femme, légèrement fiévreux.
— La Ligueuse est arrivée, annonça triomphalement l’Inspecteur, comme s’il avait lui-même conjuré magiquement son apparition.
Killashandra les lorgna avec appréhension. Ils affichaient entre eux une ressemblance déconcertante, non seulement de taille et de carrure, mais aussi de traits et de teint. Même leurs voix avaient le même timbre sonore. Elle cligna des yeux, pensant à une illusion d’optique provoquée par la douce lumière jaune du soleil venant de la verrière. Puis elle se pinça : ils étaient tous fonctionnaires, mais une bureaucratie quelconque, ophtérienne ou autre, pouvait-elle engager ses serviteurs simplement sur leur apparence ?
— Bienvenue à Ophtéria, Ligueuse Ree, dit l’Inspecteur, radieux, lui faisant franchir la porte qui se referma avec un bruit pneumatique.
— Bienvenue à Ophtéria, Killashandra Ree, dit le plus âgé des quatre, s’avançant d’un pas et s’inclinant avec déférence. Je m’appelle Thyrol.
— Bienvenue à Ophtéria, Killashandra Ree. Je m’appelle Pirinio, dit le deuxième, imitant le premier.
Polabod et Mirbethan se présentèrent selon le même rituel invariable. Avaient-ils beaucoup répété ?
— Je me sens vraiment bienvenue, dit-elle, inclinant la tête avec grâce. Le crystal ? Il était à bord de la navette.
Comme un seul homme, ils regardèrent tous les quatre sur sa droite, levant ensemble la main gauche à la même hauteur pour lui montrer, le flot des bagages sortant d’une seconde porte. Flottant au-dessus du sol de marbre moucheté d’or, par un effet d’anti-gravité, les cartons de crystal semblaient nécessiter le guidage de six bagagistes, aux fronts plissés de concentration. Un septième dirigeait leurs efforts, dansotant d’un côté à l’autre pour s’assurer que rien n’entravait la progression des précieux cartons. Chose rassurante, ces citoyens d’Ophtéria étaient à tous points de vue dissemblables – par les traits, la taille et la forme.
— Tous les quatre, commença Thyrol, montrant ses collègues de la main, nous serons vos guides et vos mentors pendant votre séjour sur Ophtéria. Vous n’avez qu’à exprimer vos souhaits et désirs – et ils seront satisfaits.
Ils s’inclinèrent tous les quatre, de droite à gauche, le mouvement se propageant comme une vague. À son côté, l’Inspecteur s’inclina également. Thyrol haussa un sourcil, et l’Inspecteur, s’inclinant une fois de plus en confiant le carisak à Pirinio, se retira à reculons jusqu’à la porte, qui s’ouvrit avec un soupir pneumatique et se referma sur lui. Killashandra se demanda si les espèces inférieures, c’est-à-dire non affiliées à la Ligue, profiteraient de son euphorie quand il reprendrait son travail dans sa cabine.
— Si vous voulez bien me suivre, Killashandra Ree, dit Thyrol avec un geste plein de grâce.
Comme elle marchait à sa hauteur, il ralentit le pas pour rester respectueusement un mètre derrière elle. Les autres suivirent à la queue leu leu. Killashandra, haussant les épaules, accepta le protocole. N’ayant pas à bavarder avec son escorte, elle put ainsi examiner l’astroport. L’installation était fonctionnelle, et décorée de fresques sur la Vie à Ophtéria. L’attraction principale du Festival d’Été – l’orgue – n’y figurait pas. L’immense hall d’arrivée ne présentait aucune aire-traiteur, à part une courte rangée de distributeurs de boisson. Les boutiques de souvenirs brillaient par leur absence. Il n’y avait même pas de guichets pour les billets. Et un seul salon d’attente. À la sortie, les larges portes s’ouvrirent en soupirant devant elle et Thyrol, qui descendit vivement les quelques marches menant à une aire dallée aux motifs compliqués. Au-delà commençait la route, où les bagagistes finissaient d’installer les cartons dans un véhicule terrestre.
Soudain, un arc lumineux fulgura derrière Killashandra et une alarme ultrasonique se déclencha. Des gardes se matérialisèrent immédiatement, sortant de discrètes cabines disposées de chaque côté de la porte, et s’approchèrent des trois Ophtériens du comité d’accueil qui marchaient derrière Killashandra et Thyrol.
— Je vous en prie, ne faites pas attention, Ligueuse Ree, dit Thyrol, écartant d’un geste les gardes qui retournèrent à leurs postes.
L’arc lumineux disparut.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Simple précaution de sécurité.
— Pour ma sortie de l’astroport ?
— En fait, pour les Ophtériens quittant l’astroport. Thyrol s’éclaircit la gorge.
— Quittant ?
— Voici notre véhicule, Ligueuse Ree, dit Thyrol, lui faisant vivement traverser l’aire dallée.
Elle accepta, ce changement de conversation car, à l’évidence, quiconque sortait de l’astroport était d’abord obligé d’y entrer : l’alarme devait fonctionner dans les deux sens. Mais comment l’appareil pouvait-il faire la distinction entre les Ophtériens et les autres ? L’article « Ophtéria » de l’Encyclopédie Galactique ne mentionnait aucune mutation pour la planète. Très ingénieuse, cette alarme qui différenciait les autochtones et les étrangers. Mais cela devait provoquer beaucoup de bruit et de confusion quand des Ophtériens escortaient des touristes à l’astroport. Était-ce la raison d’être de cette vaste aire dallée ? Elle allait consulter les règlements de la FMP sur les mesures de sécurité s’appliquant aux citoyens assignés à résidence sur leur propre planète.
Comme son véhicule s’ébranlait, les premiers passagers de la navette commencèrent à émerger du terminal. À point nommé, de grands autocars vinrent se parquer le long des dalles. Se dévissant un peu le cou, Killashandra nota que le système de sécurité ne réagissait pas à la sortie des étrangers.
Déjà, son véhicule sortait de ta vallée abritant l’astroport et les nombreux bâtiments de maintenance. Du haut de la côte, l’endroit paraissait mornement ordonné et tristement propre, comparé à ce que Killashandra se rappelait de l’astroport si animé de Fuerte. Peut-être que quand la saison touristique aurait commencé… Même les arbres et arbustes qui adoucissaient les lignes dures des bâtiments avaient un aspect normalisé. Killashandra se demanda à quelle fréquence il fallait renouveler ces plantations. Les navettes émettaient des émanations désastreuses pour la plupart des plantes.
— Êtes-vous confortablement installée, Ligueuse Ree ? demanda Mirbethan derrière elle.
— Par nécessité, l’astroport a été construit près de la Cité, dit Pirinio, entamant la conversation. Mais il est caché par ces collines qui absorbent également la plus grande partie du bruit et de l’agitation.
Bruit et agitation qui étaient, d’après son ton, les compagnons indésirables du voyage spatial.
— Sage décision, répondit Killashandra.
— Les pères fondateurs d’Ophtéria ont pensé à tout, dit Thyrol avec suffisance. Aucun effort n’a été épargné pour préserver la beauté naturelle de notre planète.
Le véhicule avait atteint le col, et Killashandra vit se déployer devant ses yeux la large vallée où se nichaient harmonieusement immeubles, dômes et tours de couleurs pastel qui composaient la capitale d’Ophtéria, simplement appelée la Cité. Vue de cette hauteur, la vue impressionnante arracha une exclamation de surprise à Killashandra.
— C’est à couper le souffle, dit Thyrol, choisissant de traduire ainsi cette exclamation.
Belle, oui, pensa Killashandra, mais à couper le souffle, non. Même à cette distance, la Cité avait quelque chose de trop bien léché pour son goût.
— Aucun arbre ou arbuste indigène n’a été enlevé, voyez-vous, expliqua Thyrol, lors de la construction de la Cité, pour conserver l’aspect naturel du paysage.
— La rivière et le lac ? Ils sont naturels, eux aussi ?
— Bien entendu. La nature n’est pas modifiée sur Ophtéria.
— Et c’est ainsi que cela doit être, renchérit Polabod.
Toute la vallée est restée telle qu’elle était quand l’Homme atterrit sur Ophtéria.
— L’Architecte de la Cité a conçu tous les bâtiments dans les espaces inoccupés, dit fièrement Mirbethan.
— Quelle sagesse !
Killashandra portait les lentilles de contact conseillées pour le soleil d’Ophtéria ; et elle se demanda si l’aspect de la planète serait amélioré par la vision augmentée de Ballybran. Pour le moment, c’était très, très bof ! Elle avait dû longtemps chercher l’expression adéquate, que, par tact, elle n’énonça pas tout haut. Borella aurait-elle fait montre d’une telle discrétion ? Aurait-elle seulement remarqué ? Enfin, on dit que la beauté réside dans l’œil de celui qui regarde. Dans l’intérêt d’Ophtéria, elle se félicitait que certains la trouvent belle.
Il était sans doute louable de la part des pères fondateurs d’avoir souhaité préserver la vallée telle qu’elle était quand l’Homme avait atterri sur Ophtéria, mais cela devait avoir posé de sacrées difficultés aux architectes et aux constructeurs. Les immeubles s’enroulaient autour des bosquets, enjambaient les ruisseaux, incorporaient rochers et corniches. Sans doute que les sols étaient horizontaux aux étages supérieurs, mais les rez-de-chaussée devaient être diablement accidentés. Heureusement, les coussins d’air de son véhicule absorbaient les inégalités du sol dans les banlieues, mais cela devint plus chaotique à mesure qu’ils s’enfonçaient vers le centre de la Cité. Le véhicule s’arrêtant à l’entrée d’une immense place vide – à part les nombreux épineux et arbres rabougris –, Killashandra ne put que remarquer les arches inégales d’un immeuble encadrant des arbustes d’aspect répugnant et visqueux, et dont les longues épines devaient être un danger pour les piétons. Il y avait parfois du bon dans la modification des « beautés » naturelles. Elle pourrait apprendre à haïr la Cité assez facilement. Pas étonnant que certains indigènes commencent à s’agiter. Comment le Festival d’Été arrivait-il à compenser les inconvénients de tout le reste de l’année ?
Une fois traversée la place déserte, le véhicule monta la pente douce menant à un groupe d’édifices manifestement non encombrés de beautés naturelles, car ils avaient un cachet architectural jusque-là absent de toute la ville.
— Il s’est révélé nécessaire d’ajouter une rampe à peine inclinée pour accéder au Centre Musical, dit Thyrol d’une voix sourde.
— Je ne m’en serais pas aperçue si vous ne me l’aviez pas dit, remarqua Killashandra, incapable de réprimer cette facétie.
— Il faudrait en approcher à pied, ajouta Pirinio d’un ton réprobateur, mais il y a des tolérances pour que les concerts puissent commencer à l’heure.
Du geste, il attirât l’attention de Killashandra sur des tas de petits sentiers annexes montant le long du promontoire. Killashandra réprima une deuxième remarque facétieuse provoquée par le ton de Pirinio. Une fois de plus, le danger ne venait pas de l’installation du crystal, ni de l’orgue, ni de la planète ; il viendrait des habitants. Devrait-elle toujours travailler avec des gens aussi intolérants et dogmatiques ?
— Quelles bières avez-vous sur Ophtéria ? demanda-t-elle avec désinvolture.
Si on lui répondait « aucune », elle réserverait, une place sur le premier croiseur en partance.
— Eh bien, cela ne vous conviendra peut-être pas, Ligneuse Ree, commença Mirbethan d’un ton hésitant. Aucune boisson ne peut être importée. Je suis certaine que vous avez lu la notice des autorités portuaires. Nos brasseurs produisent quatre boissons fermentées, tout à fait buvables à ce qu’on dit. Nous distillons des alcools à partir de grains terriens, que nous avons adaptés au sol d’Ophtéria. Mais il paraît qu’ils semblent un peu durs aux palais éduqués.
— Ophtéria produit d’excellents vins, dit Pirinio avec humeur, jetant un regard réprobateur à Mirbethan. Ils ne peuvent pas être exportés et, en fait, certains voyagent mal, même sur la courte distance séparant les producteurs de la Cité. Si vous avez une préférence pour le vin, on vous en livrera un choix dans votre appartement.
— J’aimerais bien aussi goûter, vos bières.
— Le vin et la bière ? s’exclama Pirinio, sidéré.
— Le métabolisme des chanteurs-crystal exige beaucoup d’alcool quand ils sont loin de Ballybran. Je devrai décider lesquels conviennent le mieux à mon organisme, répondit-elle, avec un soupir patient.
— On ne m’avait pas informé que les membres de votre Ligue avaient besoin d’un régime spécial, dit Thyrol, manifestement perturbé.
— Pas de régime spécial en effet, acquiesça Killashandra.
Mais de temps en temps, nous avons besoin d’absorber de grandes quantités de certaines substances naturelles. Telles que l’alcool.
— Oh, je vois, dit Thyrol, qui ne voyait rien du tout.
Personne n’a-t-il donc le sens de l’humour sur cette planète rébarbative ? se demanda Killashandra.
— Ah, nous arrivons, dit Pirinio, car le véhicule descendait une allée incurvée menant au plus grand édifice du complexe musical.
Avec ordre mais toute la hâte bienséante, un second comité d’accueil s’aligna en haut du large perron, sous le portique à colonnade abritant les portes massives.
Des arbres pleureurs avaient été plantés dans des urnes pour adoucir les lignes dures de l’édifice, mais ils étaient plus rébarbatifs qu’accueillants.
Killashandra émergea du véhicule, dédaignant la main que lui tendait Thyrol. L’attitude obséquieuse des Ophtériens pouvait vite devenir irritante.
Elle venait de se redresser et se retournait pour monter les marches, quand quelque chose lui heurta durement l’épaule gauche ; la projeta déséquilibrée, contre le véhicule. Son épaule la piqua brièvement, puis se mit à l’élancer. Thyrol commença à vociférer des choses incohérentes, l’entourant de ses bras dans l’idée erronée qu’elle avait besoin de soutien.
Dans les secondes qui suivirent, le chaos se déchaîna Thyrol, Pirinio et Polabod couraient dans tous les sens en aboyant des ordres. La foule ordonnée des dignitaires se transforma en populace terrifiée, se scindant en groupes qui soit fuyaient, soit restaient paralysés sur place, tous ajoutant leurs cris au tumulte. Un troupeau de glisseurs aériens décollèrent du plateau pour survoler le Complexe Musical, puis se dispersèrent pour accomplir leurs tâches respectives.
Mirbethan fut la seule à garder son sang-froid. Elle arracha l’ourlet de sa robe et, ignorant les protestations de Killashandra, pansa la blessure. Et ce fut elle qui découvrit l’arme, plantée dans les coussins du siège arrière.
— Très impressionnant et professionnel, remarqua Killashandra devant les lames disposées en forme d’astérisque, dont trois enterrées dans les coussins.
La lame ayant blessé Killashandra pointait vers l’extérieur, un fil de sa robe le long du bord tranchant.
— N’y touchez pas, dit Mirbethan, la prévenant de la main.
— N’ayez pas peur, dit Killashandra en se redressant. Fabrication locale ?
— Non, dit Mirbethan avec une nuance de colère indignée. C’est un objet des îles. Scandaleux. Nous n’épargnerons aucun effort pour découvrir le coupable.
Entre ses deux premières remarques et la dernière, le ton de Mirbethan subit une altération subtile que Killashandra remarqua sans parvenir à l’analyser, car le reste du comité s’avisa soudain que ce « scandale » avait fait une victime, qu’on accabla promptement d’attentions. Malgré ses protestations, on la transporta dans l’édifice, puis dans un corridor aux murs couverts, du sol au plafond, de portraits d’hommes et de femmes. Ils passèrent très vite, mais elle eut le temps de remarquer qu’ils avaient tous le même sourire pincé et suffisant. Puis on la conduisit à un ascenseur, pendant que les dignitaires se chamaillaient pour déterminer qui l’accompagnerait.
Une fois de plus, Mirbethan gagna l’estime de Killashandra mettant fin à la discussion en fermant la porte. Arrivées à destination, elles furent accueillies par un congrès médical au grand complet, Killashandra fut couchée sur un lit et roulée dans la salle de diagnostic.
Quand vint la minute de vérité, au moment où on lui retira avec déférence son pansement de fortune, un silence stupéfait tomba sur l’assistance.
— J’aurais pu épargner à tout le monde bien des efforts inutiles, remarqua Killashandra avec ironie, devant la blessure déjà en voie de cicatrisation. En ma qualité de chanteuse-crystal, je cicatrise très rapidement et je ne suis absolument pas vulnérable aux infections. Comme vous pouvez le voir.
Consternation générale, certains médecins se récriant devant la blessure, tandis que d’autres poussaient pour voir cette régénération miraculeuse. Levant les yeux, Killashandra vit un sourire suffisant sur le visage de Mirbethan, parfaitement identique à celui des portraits.
— À quel agent attribuez-vous ces remarquables propriétés de régénération ? demanda le plus vieux des médecins.
— Au fait de vivre sur Ballybran, répondit Killashandra. Comme vous le savez certainement, les résonances du crystal ralentissent le processus de dégénérescence. Les tissus conjonctifs se régénèrent rapidement après une blessure. D’ici ce soir, cette petite blessure sera complètement cicatrisée. C’était une coupure propre, et très superficielle.
Elle en profita pour quitter sa civière.
— Si vous permettez, je vais prendre un échantillon de votre sang en vue d’analyse, dit le plus vieux médecin, tendant la main vers un extracteur stérile.
— Je ne permets pas, dit Killashandra, sentant qu’une onde de consternation incrédule et stupéfaite parcourait l’assistance.
La contradiction était-elle interdite, sur Ophtéria ?
— Les saignements ont cessé. Et l’analyse ne vous permettra pas d’isoler l’agent responsable du processus de régénération, reprit-elle avec un sourire suave. Pourquoi gaspiller votre précieux temps ?
Elle se dirigea résolument vers la porte, trouvant que cet interlude n’avait que trop duré. À cet instant, Pirinio, Thyrol et Polabod arrivèrent, essoufflés d’avoir couru pour la rejoindre.
— Ah, messieurs, vous arrivez juste à temps pour m’accompagner à mon appartement.
Et comme ils bredouillaient des explications sur des réceptions, la faculté du Centre Musical qui l’attendait au grand complet, et la présence certaine des Anciens, elle sourit avec gentillesse.
— Raison de plus pour me changer, dit-elle, montrant sa manche déchirée.
— Mais on ne vous a pas soignée, s’écria Thyrol, atterré devant la blessure non pansée.
— Mais si, très bien, dit-elle, passant devant lui et sortant dans le couloir. Eh bien ?
Se retournant, elle se trouva en face d’une foule de visages troublés.
— Personne ne m’accompagnera-t-il à mes appartements ?
Cette farce commençait à la fatiguer.
Ce couloir, lui aussi, avait des occupants, tous vêtus de la tenue verte universelle des professions médicales. Par conséquent, le jeune homme en tunique noire, aux jambes nues dans des bottillons de cuir souple, ressortait au milieu d’eux.
Lanzecki pouvait jurer que le spore de Ballybran ne conférait aucun don psychique, mais Killashandra en doutait sérieusement. Elle avait perçu nettement des émanations émotionnelles conflictuelles chez Mirbethan, chez les autres zozos et, maintenant, chez ce jeune homme – étrange mélange de regret, de contrariété, d’intérêt et d’anticipation, trop fort pour être la réaction normale à un visiteur. Ce ne fut qu’un éclair, car Thyrol et Pirinio foncèrent sur elle, se confondant en excuses pour leur impolitesse, réelle ou imaginaire. Mirbethan prit résolument place à droite de Killashandra, écartant les trois hommes et faisant signe à leur hôte de la suivre. Killashandra jeta un coup d’œil en arrière sur le jeune homme, et le vit s’engager dans un couloir latéral, baissant la tête, les épaules affaissées comme sous quelque pesant fardeau. Remords ?
Puis on la fit vivement monter dans l’ascenseur, descendre à l’étage des invités, où on l’introduisit dans l’appartement le plus somptueux qu’on lui eût jamais assigné. Ayant accepté de se rendre à la salle de réception dès qu’elle se serait changée, elle n’eut le temps que d’une inspection rapide. On lui fit traverser un vaste et élégant salon de réception. Une pièce plus petite était, à l’évidence, destinée à servir de bureau. Ils passèrent rapidement devant deux chambres à coucher des plus modernes, puis entrèrent enfin dans la chambre principale, si vaste qu’elle dut réprimer un éclat de rire. Mirbethan lui indiqua les toilettes et le placard légèrement entrouvert où l’on avait suspendu ses vêtements. Puis elle se retira.
Se dépouillant de sa robe déchirée, Killashandra déplia l’un de ses deux caftans en soie d’araignée de Beluga qui devait convenir à une réception et en tout cas ressortir sur le blanc ou les couleurs pastel que semblaient affectionner les Ophtériens. À l’exception de ce sombre jeune homme.
Killashandra pensa à lui en faisant une rapide toilette. Puis elle ne put résister à la tentation de jeter un coup d’œil dans les autres salles d’hygiène. La deuxième contenait divers tubs, une table de massage et un banc de musculation, tandis que la troisième s’enorgueillissait d’une baignoire à fluide radiant et de divers appareils bizarres qu’elle n’avait jamais vus nulle part et qui lui laissèrent une impression d’obscénité.
De retour dans la chambre, elle entendit gratter doucement à la porte.
— J’arrive, j’arrive, cria-t-elle.